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Les langages de la danse

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Le(s) langage(s) de la
danse dans ma pratique
corps et graphique

Mon corps s'ancre dans diverses
réalités et dans l'esprit du spectateur.

Dans une interview filmée 1, Serge Daney est en conversation avec Jacques Rivette, ce dernier affirme que le cinéma n'est pas un langage sans développer plus cette allocution. Je n'ai jamais bien compris ce qu'il voulait signifier par là mais depuis, lorsque j'entends l'art est une forme de langage, j'émets un doute et reste prudente quant à l'affirmer moi aussi.

Si je précisais pour moi-même cette question, d'emblée il m'apparaîtrait que comparer l'oeuvre d'art au langage reviendrait à considérer l'acte artistique comme délivrant un message, étant lui même l'émetteur et tout un chacun le récepteur. Je me rappellerais aussi de Montaigne 2 qui attribuait la faculté de langage aux animaux, ceux-ci étant capable de communiquer, de transmettre une information et de la réceptionner (recevoir).

Un siècle plus tard Descartes 3 fait remarquer que si effectivement les animaux communiquent tout comme l'homme, ils ne développent pas pour autant un langage. Les animaux expriment des affects alors que les hommes expriment des pensées et font acte de création. Le langage serait donc un fait de culture, celui-ci s'articulerait à partir d'un fond commun qui serait les mots et ces derniers seraient maniés avec plus où moins d'esprit. Si je considérais ma pratique chorégraphique comme un langage ce supposerait l'existence d'un ensemble de signifiants communs qui pourrait être une somme de gestes par exemple. La danse classique, le théâtre nô, le kathakali et autres danses se réfèrent à un répertoire, une bibliothèque de gestes qui du point de vue du spectateur seraient plus ou moins bien exécutés. L'émotion du spectateur naîtrait de l'appréciation du degré de détachement que l'interprète atteindrait dans son exécution technique. C'est donc l'interprétation que l'on apprécie ici, comme l'on juge la qualité de traduction d'un interprète de langues étrangères, restitution et création se joignent dans une alchimie. Ce rapport de l'interprétation à un modèle s'est vu modifié par l'apparition de la reproductibilité technique, l'idéalité d'une vérité référentielle perd son statut d'original.

Dans l'ère moderne et par la suite avec la postmodernité, nos modes de perception ont intégré un ensemble de signes qui passent entre autres par l'image, le montage, le sériel, le virtuel, notre rapport au réel s'est ainsi complexifié. L'expression d'une pensée aujourd'hui tient compte de ces différents niveaux de réalité (plus où moins extensibles 4 ), si c'est de langage dont il est toujours question pour qualifier un geste artistique, il doit pour ma part tenir compte de ces contingences, celles-ci constituent le fond commun à partir duquel je peux entrer en dialogue avec le public.

Je pars d'attitudes quotidiennes qui sont facilement identifiables par le public comme pour se mettre au diapason, je ne traduis pas, je suis. A partir de là, j'injecte des attitudes, qui utilisent des bribes d'une narration telles qu'on a pu les assimiler à travers les films, le temps de téléchargement (ou autres réalités), je les débarrasse de tous les artifices qui les justifie. Par exemple, dans une situation donnée qui ferait référence à la narration audiovisuelle, j'élimine ce qui concourre à l'avènement de l'événement fort du récit et du dénouement, je considère que le spectateur a assimilé ces codes et peux me permettre de les lui retirer, j'y fais seulement référence. Je contracte aussi les différentes réalités auxquelles j'ai fait allusion, et dans un seul geste ou par la construction d'un signe très simple je le donne à voir. Si je précise encore, je dirais que je crée des logotypes, des formes très simples, très identifiables qui sous-tendent tout un vocabulaire complexe qui fait allusion à cette multitude de réalités.

j'ai sept ans - Abbaye de Sylvacane
la danse des chinois, le chapeau pointu glisse vers mes yeux, ma frange s'agrandi
Un long monologue intérieur mêlé de cheveux pour conduire mes gestes au bon endroit
Viens Vanessa, on va voir le puits avec les pièces au fond avant de retourner sur scène
Copélia, collant et juste corps rose, cerf-tête dans les cheveux
Madame de Serpos à dit qu'il fallait sourire pendant que l'on dansait
je sens l'odeur habituel de la pisse, quelques gouttes suffisent sur la viscose
pour offrir un large éventail d'odeurs

Un sourire et j'apprécie et analyse ces odeurs de poissons
le camaïeu olfactif accompagne mes mouvements
un petit saut et c'est par dégradé que cette heureuse surprise m'arrive aux narines
c'est bien mieux que quand ça arrive d'un coup par paquets en écartant les jambes
Un monsieur, une connaissance de mon père, je crois, me dit que j'ai été la plus gracieuse .
Qu'est-ce que ça veut dire? Suis-je grasse? je sais bien que mon petit bidon est toujours en avant.
Je viens d'apprendre un nouveau mot.

Après cette courte expérience sur demi-pointe, ma pratique de la scène et théorique s'est faite du côté du théâtre, me déclarer chorégraphe n'est pas si évident. Hans Thies Lehmann 5 explique comment le théâtre a cherché à se défaire du drame, sans y parvenir, tout au long du vingtième siècle jusque que dans les années 7O. Soixante dix, année érotique. Le théâtre dramatique se caractérise par une association de l'action, du discours qui passerait par l'imitation, ce qu'Aristote 6 nomme la mimesis praxeos: l'imitation d'actions humaines. Le théâtre post-dramatique s'est caractérisé par une transgression des genres, une remise en cause de la psycho-logique de la narration et donc de la façon dont le texte est mis en présence et dans ce même temps, la danse s'est détachée de ces conventions techniques et esthétiques, puise dans le quotidien 7.

Je ne me trouve pas dans la position d'une chorégraphe pour qui le texte apparaîtrait dans sa pratique, mais celui-ci serait plutôt une vielle habitude, je le malmène, le tords et lui assigne diverses fonctions dans différents niveaux de réalité ou j'y fais référence par un clin d'oeil désobligeant.

Dans ma dernière pièce: < - ∞ j'ai travaillé sur les mots proche - lointain - connu - inconnu. Je me suis intéressée à ces termes en tant que notion plutôt que sous un angle thématique.J'ai réalisé des interviews filmées de mes proches et de personnes dont l'activité professionnelle pouvait avoir un rapport avec ces mots, notamment un anthropologue, une psychologue et le détenteur du record français de saut en longueur.

Je me suis focalisée sur le fait que ces mots pouvaient avoir des sens très différents selon les disciplines et histoires personnelles et aussi aux champs sémantiques qui en découlaient. Toute la structure de la pièce a été une construction fictive à partir de ces interviews. J'ai tiré les fils des champs sémantiques qui se dégageaient de chaque interview et tramé un univers quasi narratif en jouant sur un double statut de la parole. Ce double statut s'ancre dans le réel d'une part, je n'ai jamais essayé de dissimuler l'aspect documentaire et d'autre part, à travers une série d'action dans l'espace, je développe un champs imaginaire qui place les interviews sur un plan totalement fictionnel.

Fragment de travail:
Chaque spectateur a reçu un e-mail dans lequel apparaissait un texte quasi-narratif, comme une bande-annonce (il y avait aussi une vidéo) qui le préparait à porter son attention sur les mots / notions. Ce texte n'était ni simple communication ni un prémachage, il faisait partie intégrante de la pièce avec le statut particulier de lui être endogène.

Toujours dans cette même pièce, je me suis inspirée des travaux du sociologue et éthologue Edward T.Hall 8 au sujet de la proxémique 9 . J'ai proposé, lors d'un accueil en résidence, à des personnes rencontrées sur place de venir dialoguer sur les notions proche / lointain dans mon atelier. Je m'étais donnée comme consigne de m'approcher d'eux pendant la conversation plus que ce je ne le ferais habituellement. Ces entretiens étaient filmés, j'ai retiré le son pour observer les défenses physiques de chacun. j'ai appris les gestes de ces protagonistes et plus particulièrement ceux qui manifestaient clairement un mécanisme de défense. J'ai exécuté ces gestes une première fois en musique 10 en public, en me permettant différentes vitesses et densités. Je reprends ensuite cette "phrase chorégraphique" en révélant la vidéo et le protocole de l'expérience aux regardeurs.

Dans ma prochaine pièce 11, plusieurs protagonistes seront sur scène, occupés dans diverses allégories et abstractions pendant que je ferai une conférence sur la présence des animaux dans l'art. Comment traiter de ce sujet si vaste? je donne ma langue au chat.

Vous dansiez? et bien chantez maintenant 12.

La conférence est une forme de prise de parole très ambiguë. On a vu au théâtre le monologue intérieur exprimé sur scène soit en prenant le public à parti, le rendant complice et agissant, soit en simulant ce qu'on appelle le quatrième mur : le personnage est totalement coupé du public et s'exprime dans une solitude absolue. Dans les années soixante-dix, dans ce contexte post-dramatique, le théâtre et la danse

renforcent la scission scène / salle qui avait été ébauchée dans le modèle brechtien 13 . Cette division tente de faire sortir le théâtre de sa boîte, comme si le drame l'avait assigné à représenter un monde clos. Cette remise en cause de l'espace passe par des expériences comme la proximité extrême avec le spectateur, l'éloignement, ou par un choix de lieux qui jusque -là n'étaient pas destinés à la représentation: les friches industrielles, les hôtels, appartements, la rue, les champs........

A partir de cette époque, l'espace de représentation devient le continuum du réel, un fragment . La conférence tend à opérer ce même mouvement dans l'espace du langage. Le monologue, qu'il soit dit en complicité avec le spectateur ou non, reste une parole qui relève de l'illusion, l'expression d'une entité. La conférence est dans sa fonction spécifique ancrée dans le réel, mais elle m'intéresse car elle a les attraits de la représentation. Lorsque j'assiste à une conférence, j'accepte qu'une personne se tienne à une certaine distance de moi, dans ce dispositif qui ressemble curieusement à celui du théâtre dramatique, et parle. Je respecte son espace, je ne vais pas lui serrer la main pendant qu'elle s'exprime. Par contre cette personne se distingue d'un acteur / danseur qui viendrait monologuer en s'adressant au public pour l'amener dans une quelconque fiction ficelée. Cette personne nous transmet un savoir qui est de l'ordre de la connaissance. Cet acte de transmission induit une subjectivité assumée de la personne qui parle, cette parole est partie prenante du monde mais ne se veut pas une vérité, elle laisse le dispositif ouvert. Peut-être que la conférence comme geste artistique permet de poser des questions en direct, se serait une nouvelle tentative pour partager des questions avec le public. Jérôme Bel dans sa dernière pièce 14 pièce utilise le procédé de la connaissance qui s'énonce en direct : un danseur thaïlandais lui raconte l'Histoire et la technique de sa pratique et J. Bel lui raconte des bribes d'une Histoire de la danse occidentale et comment celui-ci s'est mis en rupture avec celle-ci, la questionne, il énonce un point de vue critique, c'est bien de la connaissance et un questionnement qu'il partage avec nous.

Dans sa pièce "The Show must go on 2" il est aussi dans un dispositif qui fait partager un questionnement, lorsque la société du spectacle a été largement critiquée, le spectacle vivant peut-il continuer à être? Toute sa pièce égrène les diverses formes de stéréotypes de représentations de façon assez drôle mais la question étant: si l'on abandonne toutes ces formes, que faisons nous maintenant, cette interrogation laisse une perspective ouverte car elle termine sur la phrase "the Show must go on". The Show must go on, me fait étrangement penser à l'intitulé d'une exposition de Bernard Blistène au centre Georges Pompidou: « Au delà du spectacle »... Quelles seraient les formes de représentations, dans le spectacle vivant, au delà du spectacle ?

J. Bel se place une fois de plus à l'endroit de la question, mais continuer à adopter cette posture pour un(e) chorégraphe autre que lui, relèverait d'une attitude morbide. Je me sens épouser le même sillon qu'il a creusé, il serait pour moi un point zéro à partir duquel il faudrait essayer des choses, être dans la question tout en esquissant, c'est ce que j'essaie en tentatives maladroites : aller au delà, déconstruire tout en proposant.

Je viens de commencer un livre 15 « Si parler va sans dire », François Jullien y fait dialoguer Aristote avec ses homologues chinois. Voici un extrait du dos de couverture : « En se tournant vers les penseurs taoïstes de la Chine ancienne, François Jullien rouvre une autre possibilité à la parole : « parole sans parole », d'indication plus que de signification, ne s'enlisant pas dans la définition 'puisque non adossée à l'être), disant « à peine » ou « à côté » - qui ne dit plus quelque chose mais au gré »

1. Jacques Rivette ou le veilleur de nuit, réal. Serge Daney, Claire Denis, couleur, 1h12, 1990.
2. Essais ; livre II, chap. XII.
3. Lettre à Newcastle ; Discours 5.
4. Fresh Théorie, "Le réel combien de couches", Marc-Olivier Wahler, Paris, Ed. Léo Scheer, 2005.
5. Le Théâtre post-dramatique, traduit de l'all. par Philippe-Henri Ledru, Paris, Ed. de l'Arche, 2002. Francfort, 1999.
6. La Poétique.
7. Terpsichore en baskets, post-moderne dance, Sally Banes, trad. de l'angl. Denise Luccioni, Paris, Ed. Chiron, 2002, Wesleyan University Press, 1987. 8. La Dimension cachée, trad. de l'angl. Amélie Petita, Paris, Ed. du Seuil, 2001 9. La proxémi(qu)e est l'étude des distances naturelles chez les hommes et les animaux, néologisme créé par Edward T. Hall.
10. Une Musique électronique : Supposé, Ester + Thomas Brinkmann, Köln, 1998.
11. Où as-tu rangé Seulgi?
12. Pour ceux qui ne l'avaient pas deviné, cf. Les Fables de la Fontaine. La Cigale et la Fourmi.
13. L'Achat du cuivre, Bertolt Brecht, trad. de l'all. B. Perregaux, J. Jourdheuil, J. Tailleur, Paris, Ed.de l'Arche, 1970, Francfort, 1967, écrits 1937-1951.
14. Pichet Klunchun and Myself.
15. Paris, Ed. du Seuil, 2006.